
C ’est une voix cristalline, un des sens les plus élevés de la mélodie de la musique africaine et un des arrangeurs les plus sollicités. Comme une divinité qui laisse à l’humanité une légende éternelle, Théo Blaise Kounkou a écrit et chanté une chanson qui traversera sans doute toutes les époques :« Jardin d’Eden » dont aucune fête de mariage ne peut se passer. Si cette chanson est la plus connue du chanteur, ce dernier est assis sur une pile de dizaines de chansons aussi réussies les unes que les autres. De passage dans la capitale de son pays, Théo Blaise Kounkou du Congo Brazzaville, installé à Paris, s’est livré aux questions d’Afriqu’Échos Magazine(AEM) .
AFRIQU’ÉCHOS MAGAZINE(AEM) : Vous avez une carrière riche, est-ce la concrétisation d’un rêve de jeunesse ? Comment a démarré cette carrière ?
THÉO BLAISE KOUNKOU (TBK) : J’ai commencé comme tous les jeunes dans le quartier. À l’époque, je faisais de la musique et du sport. Le sport pour se défouler et entretenir ma forme, c’était naturel tandis que la musique, c’était une vocation. Avec des copains nous étions attirés par la musique et on s’essayait à la guitare. La rencontre ensuite avec les aînés m’avait permis de m’améliorer sans compter l’apport des chorales religieuses. Je garde particulièrement des souvenirs de monsieur Emile Eboa, maître d’école à l’époque, qui dirigeait la chorale « Les piroguiers » à l’école Saint Vincent. J’y étais avec Seskain Molenga et Lekonga notamment. C’est lui qui nous a appris, dans un premier temps et indirectement à nous intéresser au chant et à essayer de chanter juste. Même quand il ne s’adressait pas directement à nous, nous captions et exploitions ce qu’il enseignait aux autres. C’est lui qui nous a également appris à faire les harmonies. Je lui rends un grand hommage parce qu’il avait le don de transmettre la musique et d’une manière naturelle car il était enseignant. Sa passion de la musique l’a amené à devenir musicologue.
Après, on a fait partie des groupes vocaux à Kinshasa avec les « Jecokat »’ et à Brazzaville. À l’époque, il y avait des grands chanteurs sur les deux rives et celui qui s’intéressait au chant imitait l’un de ces chanteurs. Plus tard, j’ai fait des passages éclairs dans plusieurs orchestres d’abord en amateur et ensuite en professionnel. Quand j’ai quitté le pays pour des raisons d’études, la musique m’a poursuivi. J’ai même fait partie de l’orchestre national du Bénin qui a participé en 1977 au FESTAC à Lagos où j’avais défendu les couleurs du Bénin. J’avais fait des chansons qui avaient cartonné et cela m’avait permis de décrocher des contrats en Côte d’Ivoire où j’avais collaboré avec Sam Mangwana avec qui nous avons créé l’orchestre « African all stars ». C’était le décollage de ma carrière internationale. Le groupe avait marché très fort. Après, chacun a pris son chemin et moi j’ai évolué en solo car les quelques fois que j’avais intégré des orchestres, ça n’a jamais marché car je suis très jaloux de ma liberté. Ce qui me permet de travailler ici ou ailleurs avec des professionnels selon mon mode de fonctionnement. On peut m’inviter au Gabon ou au Cameroun, je n’aurai pas besoin d’amener un orchestre. Je peux aller jusqu’à voyager avec seulement deux musiciens et de faire un spectacle comme si j’avais amené un orchestre.
AEM : Sur le plan discographique, combien d’albums avez-vous à votre actif ?
TBK : Une dizaine dont plusieurs plus connus en Afrique centrale et d’autres en Afrique de l’Ouest et ailleurs. Mes œuvres touchent des sensibilités diverses. Il arrive qu’un album très apprécié ici ne le soit ailleurs et vice versa. C’est cette diversité qui fait que je suis toujours présent et mes chansons intemporelles.
AEM : Vous êtes pourtant discret ces dernières années sur les plans discographique, scénique et médiatique…
TBK : Je fais ce métier d’une manière personnelle. C’est un peu égoïste pour moi. Je ne suis pas de ceux qui sortent des albums à tout vent. Je prends mon temps pour réaliser mes albums. C’est ce qui fait que tout ce que je réalise résiste au temps.
Le break que j’avais fait était un choix académique différent. Je travaille plus sur d’autres sensations et d’autres plaisirs notamment en tant que directeur artistique et réalisateur. Et cela m’a pris beaucoup de temps. Il est maintenant grand temps que je fasse un album. Je tais la date et promets qu’il fera grand écho. Je m’investirai pour qu’il soit diffusé partout pour le plaisir des mélomanes.
AEM : Pouvons-nous solliciter votre avis d’expert sur la qualité de la musique congolaise ?
TBK : Le niveau est bon. Pour moi, toute expression musicale est bonne. Il n’y a que des phénomènes de mode qui font que ça marche ou que ça ne marche pas. Je pense que beaucoup de choses avaient été délaissées, et aujourd’hui certaines expressions réelles de la musique congolaise commencent à revenir avec l’émergence d’une nouvelle génération qui rejoint la vision de leurs aînés. Ces jeunes s’expriment différemment et constituent une nouvelle mouvance. Ils font la rumba qui est la base de la musique congolaise ; qu’importe la manière de la jouer. C’est cette diversité qui a permis qu’elle se maintienne sur le marché international. Mais, pendant une période c’était devenu des copies sur copies et les gens étaient saturés. L’expression qui se met en place permet de porter haut le flambeau de notre musique. Hier, notre musique était très cotée en Côte d’Ivoire mais tour à tour les Camerounais, les Antillais et tout récemment les Ivoiriens nous ont damé les pions. Cela nous pousse à prendre les choses au sérieux pour la défense de notre culture.
AEM : Peut-on alors dire que notre musique s’est enfermée dans une sorte de ghetto ?
TBK : Effectivement, quand on fait la musique pour contenter les Congolais avec juste un rayonnement en Afrique centrale, c’est bien mais un rayonnement dans la world music, c’est mieux. Ce n’est pas péjoratif de parler de la world music, il suffit de prendre de la bonne musique des pygmées avec leur belle expression et la mettre dans le catalogue world music. Je veux qu’on fasse des choses qui touchent notre sensibilité et celle des autres pour que notre culture aille de l’avant. Si on fait des chansons avec une panoplie de noms qu’on cite, cela n’a rien à voir avec quelqu’un qui est à Bamako ou les Occidentaux parce qu’ils ne comprendront rien. C’est l’un des freins à la percée de notre musique au niveau international. L’expression de la musique est bonne et les musiciens sont bons mais nous avons des tares dont nous devons nous défaire. Soit on présente deux versions : l’une du quartier et l’autre à proposer au niveau international.
AEM : On reproche également à notre musique la longueur des chansons qui ne cadrerait pas avec des normes internationales ?
TBK : Quand nos aînés faisaient des chansons, elles duraient 3 à 4 minutes. Et les gens doivent savoir qu’une radio, c’est la programmation par tranche. Le journaliste, qui a une tranche de 45 ou 60 minutes, doit faire la sélection des œuvres de courte durée pour lui permettre de faire des commentaires et de jouer un grand nombre de titres. Avec des chansons de plus de 10 minutes, il est impossible qu’il puisse le faire. Pour ma part, quand j’assure la direction artistique, j’essaie de donner la couleur au produit sans déteindre l’artiste ni l’album. Mais lorsque l’artiste et le producteur font leur choix, on ne peut pas le défaire. C’est pour cela que nos chansons ont du mal à passer sur les chaînes internationales. Soit comme je l’avais dit tantôt, instituer deux versions : l’une de 5 minutes pour la radio et l’autre commerciale qui peut durer même 50 minutes, il n’y a pas de problème. Autre chose, il faut savoir opérer des choix intelligents : si l’on confie à un copain l’édition et la production, rien ne marchera. Il faut se rabattre sur des professionnels.
AEM : Justement, est-ce que nos artistes peuvent compter sur un réseau pour promouvoir notre musique sur le plan international ?
TBK : Il existe un lobbying au niveau de tous les arrangeurs et directeurs artistiques qui essayent de donner de belles couleurs à nos albums. Commercialement, il n’y a que de l’informel. De grandes maisons de production et de distribution n’existent plus pour notre musique. Certaines ont fusionné et se contentent de faire des labels. Si vous avez un nom, on vous produit mais rarement les nouveaux talents. Les artistes sont abandonnés à eux-mêmes pour leur promotion. Même les artistes connus composent avec des gens avec qui ils ne pouvaient pas le faire hier.
AEM : Sur quoi reposait le rayonnement de la musique congolaise de Brazzaville dans les années 80 ?
TBK : Ce temps de gloire était dû à l’impulsion que j’avais donnée lorsque j’avais quitté la Côte d’Ivoire pour m’installer en France. J’étais allé pour négocier la distribution de « Mwana Djambala », « Belle Amicha » etc. avec une maison de la place. À la sortie de cette production, j’avais reçu beaucoup d’offres. C’est comme ça que j’avais conseillé à Pamelo Mounka de produire ses propres œuvres sans quitter les Bantous de la capitale. J’avais mis tout un système en place avec un groupe d’accompagnement. Au début, c’était difficile de le convaincre mais il avait ensuite compris ma démarche et son album, à la sortie, avait cartonné. Après, Pierre Moutouari nous a emboîté les pas et ça avait créé une synergie qui avait provoqué l’éclosion de beaucoup d’orchestres au Congo. Et sur place, il y avait une grande maison de distribution qui tournait à fond. À partir d’Abidjan, on écoulait facilement des milliers de disques. Toutes ces structures ont disparu et ont été remplacées par de petites maisons qui ont pris la paternité de la distribution. Et la distribution, ce n’est pas ce que l’on voit aujourd’hui ! C’est tout un réseau et toute une structure à ne pas confondre avec les maisons de vente des disques. Si aujourd’hui l’État peut subventionner ce secteur qui est en difficulté, ça sera bien.
AEM : La piraterie aussi vient en rajouter dans cette litanie de fléaux…
TBK : Si j’avais arrêté à un certain moment, c’était à cause de la piraterie. Mes œuvres sont piratées à travers le monde. Si vous allez aux États-Unis, vous demandez un titre, il y a une usine derrière où l’on vous le grave à l’instant même. C’est le prix à payer à cause de la notoriété. À une certaine époque ; on avait lutté contre ce phénomène à Abidjan. Les commerçants de la place nous pirataient. Nous avions vu le président Houphouët qui avait mis en place une structure pour lutter contre ce fléau mais cela n’a pas marché. Pour arrêter ce fléau, on doit suivre l’exemple du Cameroun, du Bénin et du Sénégal qui sanctionnent sévèrement les pirates. Sans volonté politique, on n’y arrivera pas. C’est pourquoi on dit que les musiciens dorment dans les caniveaux.
AEM : Justement, pouvez-nous parler des droits d’auteurs. Les artistes congolais jouissent-ils de leurs droits ?
TBK : En dehors de la piraterie effectivement, il y a le problème des droits d’auteurs. La nationalisation de la société des droits d’auteurs était une initiative louable mais c’est une grosse machine où il existe des compensations comme dans le secteur des télécommunications. Et ces compensations demandent beaucoup d’honnêteté sans cela tu ne sauras pas combien l’artiste a gagné. À l’arrivée, on peut remettre à l’artiste 200 francs CFA alors qu’il devait toucher 2 millions de F CFA. Prenez le cas de Brazzaville, chaque minibus et taxi paye des droits d’auteurs mais les artistes n’y voient que du feu.
AEM : Avez-vous des projets en chantier ?
TBK : Lorsque je suis en Afrique, je ne reste pas inactif. J’étais à Pointe-Noire pour une réalisation et j’y rentre pour une autre. À part ça, nous allons réaliser ensemble, Maïka Munan et moi, la deuxième édition de l’opus de l’association « Lumières d’Afrique ». La première avait réuni Papa Wemba, Madilu, Roga Roga, Férré, Doudou Copa etc.
AEM : En parlant de ces collaborations, que reste-t-il de l’African all stars ?
TBK : C’est une disparition malheureuse. On pensait que ça allait grandir mais le bébé n’a pu atteindre la maturité. Si l’occasion m’était offerte, je le referais même seul. Nous étions les deux créateurs avec Sam Mangwana qui vit actuellement en Angola. Je garde de bons souvenirs car on a fait rêver beaucoup de gens.
AEM : Un mot pour vos fans
TBK : Je suis touché par la marque de sympathie qu’ils m’accordent. Lorsque je passe dans une émission, les gens appellent de partout. Beaucoup expriment le regret de ne pas me voir sur scène et sur le marché. Pour ceux de Kinshasa qui m’appellent constamment, je les salue tous et dès que l’occasion se présentera, je ne manquerai pas de descendre là-bas. J’envoie les salutations à tous les artistes et à tous ceux qui aiment notre musique et qui la consomment.|Propos recueillis à Brazzaville par Herman Bangi Bayo, envoyé spécial (AEM) pour l’Afrique centrale