Cinquante-sept ans que cela dure : la prise en otage d’un pays par une poignée des politiciens qui laissent filer, avec magnanimité, quelques miettes pour le peuple reconnaissant qui chante leurs louanges. Cette concussion est entrée dans les mœurs et personne n’a vu le temps passer. Si ! Quelques illuminés qui s’égosillent encore dans le désert. Tel Tata N’longi Biatitudes dans la pièce de théâtre « Bateki mboka » (traduisez : ils ont vendu le pays ), publiée aux éditions Nzoi. L’auteur procède par allégorie et ne cite aucun pays mais le doute n’est pas permis : nous sommes bien au pays du premier ministre Lumumba qui avait demandé à ses ministres de réduire leurs salaires par décence, par solidarité avec le peuple. Comment dépeindre, avec force, une si banale réalité ? Cet auteur congolais s’y est risqué.
La pièce de théâtre « Bateki mboka » s’ouvre sur une vieille gare, une locomotive rouillée et un chef de gare qui revient travailler tous les jours alors que l’activité ferroviaire est à l’arrêt depuis belle lurette. « Une folie » lui fait remarquer ses congénères et sa réponse est d’une folle pertinence : « Vous me traitez de fou alors que vous allez à vos postes de travail sans être payés (…), vous faites semblant de vivre normalement. (…) Vous appelez votre Cité eloko ya makasi alors que vous êtes méprisés, piétinés et humiliés ». Espoir sans fondement du père contre le désespoir de sa fille lasse d’une vie sans perspective : « Quel avenir ai-je ici ? Quelle perspective ? J’ai l’âge de tous les rêves. Ici mes rêves sont condamnés à perpétuité à ne pas voler haut ».
A l’image de ces jeunes Africains dont le rêve d’un ailleurs prospère se noie parfois dans les mers, la fille du chef de la gare y laissera sa vie. Un drame décrit avec une poignante poésie par l’auteur :
Nos enfants nous quittent
Les plus chanceux s’envolent
D’autres marchent, marchent
jusque dans les rivages de l’enfer liquide
Alors nos enfants grimpent sur des barques
pour atteindre l’eldorado
(…)
Ils arrivent là-bas
Parfois
Parfois ils n’arrivent pas
Les eaux exigent leur rançon
Elles veulent que certains restent avec elles
Elles les avalent
Elles les engloutissent
Eux et leurs espoirs
Elles les dévorent
Eux et leurs projets
Et leurs corps vaillants et leurs audaces téméraires
Les eaux n’ont pas de coeur
Parfois elles rejettent leurs corps sur le rivage
(…)
Ces corps sans patrie
Ces corps sans passeport
Dans un face à face saisissant, Liboma, le chef de gare et Général-Mfumu-Nkoy-Elombe, le président de la république se renvoient la responsabilité de cette tragédie :
« (…) nos enfants happés par la désespérance, qui s’en vont sur ces barques de la mort pour un peu de ce rêve que tu leur refuses(…) »
« Je suis le parfait alibi des parents irresponsables, des maris qui manquent à leurs devoirs, des fonctionnaires indélicats, des commerçants véreux qui ne paient pas l’impôt (…) Je sais, je suis votre alibi, je vous empêche de réfléchir à votre propre responsabilité (…) Je porte en moi vos propres tares, vos petites magouilles, ce chacun-pour-soi qui vous caractérise ».
L’embarrassante tentation du « clé en main »
L’auteur d’une pièce de théâtre donne forcément de grandes lignes à ceux qui la mettront en scène, mais cette anticipation peut se ressentir dans l’écriture, fortement ou très peu. Dans Bateki Mboka, l’écriture quadrille la mise en scène et le texte s’en ressent par moments. Par ailleurs, l’engagement de l’auteur imprime l’épilogue, il l’infléchit. La pièce aurait peut-être gardé de l’intensité si elle avait finit « sans » épilogue, sans cet épilogue-là. Bon, nous avons tous été élevés avec des contes qui opposaient le bien et le mal, mais au final dans Bateki mboka l’ordinaire, le banal est dramatisé grâce au talent du poète et à un usage adroit des mots et des tons.