Le poète Lutumba Simaro a pourtant tout prophétisé…

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Samedi dernier à Kinshasa, la presse et les mélomanes ont fêté le musicien congolais Lutumba Ndomanueno Simaro Masiya, lors d’un concert au Grand Hôtel, pour ses 70 ans d’âge et les cinquante ans de sa carrière. Promoteur de ce concert, le journaliste Yves Kambala m’avait proposé de rédiger un texte de circonstance prévu pour être distribué au public présent au concert. J’ai mis plus d’un mois avant d’accepter cette proposition amicale car j’étais convaincu que je n’avais pas suffisamment de talent pour évoquer avec justesse l’immense carrière de Lutumba dans un texte. À trois jours du concert, j’ai finalement rédigé ce texte que je vous propose ci-dessous et je sollicite votre indulgence car même en m’enfermant un siècle dans une pièce, je n’en sortirais jamais avec un texte qui soit à la hauteur ou tout bêtement digne de la stature de Simaro Masiya.
La République Démocratique du Congo détient sans doute le record mondial du nombre d’églises au kilomètre carré et les prières, chants, cantiques qui s’y échappent ne devraient pas laisser même une seconde au Bon Dieu pour faire la sieste… Et pourtant ce pays va mal, très mal même, et c’est de mal en pis. Comment donc ce Dieu qu’on dit bon n’exauce-t-Il pas ces prières en pacifiant la RDC et en donnant leur pain quotidien aux Congolais ?

Un homme, un seul, avait déjà répondu en parabole en 1988 à cette question existentielle : Lutumba Ndomanueno Simaro dans sa chanson «  Cœur artificiel  » : « Les fleuves et les cours d’eau qui irriguent l’Afrique symbolisent les larmes de mes souffrances/Quel sacrifice devrais-je encore faire pour que le Bon Dieu entende mes prières/La distance qui sépare la terre du paradis est trop importante telle que mes prières ne peuvent parvenir au Bon Dieu à cause des bruits des fusées et des avions » (Ebale na mingala ezingi mabele ya Afrika/Ezali nde symbole ya mpinzoli na pasi na ngai/Sacrifice nini lisusus ngai Ma’ Oze nakosala/Mosika na mokili nzambe ayoki losambo na ngai te/Mongongo mozipani na makelele ya b’avions na ba fusées/Distance ekaboli mokili na paradizo eleki molayi)

Évidemment le Zaïrois de l’époque, noyé dans sa « Loumoussou » ou dans sa « Skol tembe nye » n’y avait vu que la complainte d’une femme en rupture conjugale. Personne n’avait imaginé qu’elle pouvait symboliser ce pays aux mœurs tellement corrompues au point de l’éloigner de Dieu et de le mettre hors d’atteinte des prières ! Évidemment personne n’y avait repéré l’allégorie utilisée par l’auteur, en cause : la grande modestie de ce sage qui en est conscient comme il le dit subtilement dans un autre de ses titres «  Faute ya commerçant  » : « Le bon Dieu m’a doté d’un physique ingrat, fine comme l’aiguille d’une machine à coudre, au point que même en courroux, je n’impressionne pas l’amante de mon mari » (Nzambe asala ngai moke lokola tonga ya masini mbanda abanga kanda na ngai te)

Lutumba a tout vu, tout compris très tôt. Quand les Congolais déplorent aujourd’hui les 4 millions de morts victimes de la guerre venue du Rwanda voisin, lui semblait déjà habité par la peur de ce drame à venir et le dit dans la chanson « Maya », malgré la paix apparente de l’époque : « La peur du fleuve qui peut tuer est plus grande que celle du cimetière » (Somo ya ebale eleki ya cimetière). Et face à la tentation de tout mettre sur le dos des autres (comme c’est le cas avec les Rwandais), l’auteur-compositeur constate dans «  Merci bapesa na mbwa  » : « Quand mes frères du sang m’abandonnent, me trahissent, je ne peux malheureusement pas espérer mieux des étrangers » (Suki nabotami na yango elingaka ngai te, mino nazui na mokili ya nzambe ata eboyi ngai nasala nini ?).

Dans la foulée, il n’a pas manqué ( dans « Affaire Kiti kwala ») d’attirer l’attention des tout-puissants dirigeants politiques de l’époque sur ce qui pourrait leur arriver au terme de leur vie : « Même si tu manques de tout, pense à t’acheter un lit présentable sur lequel ton corps sera exposé à ta mort/Sinon ta dépouille mortelle sera couverte de honte à cause des moqueries que susciteront le grabat qui sortira de ta chambre pour l’exposition de ton corps » (Ata ozangi nyoso kozanga mbeto ya kitoko te/Mokolo okokufa soki mbeto ya kitikwala/Ebembe na yo ekoyoka soni/Kinshasa makambo/Na ba matanga tomonaka nde makambo/Basusu bakolela bassusu bakotonga mbeto ya moweyi). Le poète leur enseignait, en effet, la nécessité de se bâtir une assise morale et une bonne réputation de leur vivant afin d’être pleurés et enterrés dignement. Beaucoup ne l’ont pas écouté et certains sont morts et ont été enterrés en exil. Ils ont, du coup, fait l’objet des blagues douteuses et autres moqueries de la part des Congolais comme l’avait prédit le musicien.

Une philosophie des contraires et d’apparentes contradictions

Jeune, Lutumba avait participé à la construction de l’église catholique Saint Pierre de la commune de Kinshasa qu’il a fréquentée assidûment. Il y a cultivé une foi qui fait que Dieu est très présent dans ses chansons. Il y évoque sa grandeur, son infaillibilité et nous le recommande. En même temps, il parle du côté éphémère de la vie et nous exhorte à jouir à fond des plaisirs de celle-ci car «  On ne vit qu’une seule fois  » chante-t-il et renchérit dans «  Affaire Kitikwala  » : « La vie est comme un bateau/À tous les ports on embarque et on débarque à tour de rôle/Nous ne sommes que de passage sur terre et demain pourra être mon tour de m’en aller/Zozimo apporte-moi de la bière fraîche car, sous terre, il fait très chaud » (Na mokili toyaki tozali lokola na kati ya masuwa/Monano to na motioli tango ekosema bato bakokita/Ekomama bongo (…) Zozimo yela ngai ata Saint Pauli ya mpio na nse ya mabele molunge eleki mingi).

On s’y perdrait si on n’avait pas compris que le chrétien épicurien Simaro recommande simplement de profiter de chaque instant de la vie pour se faire plaisir et faire plaisir, et en même temps préparer la vie éternelle et soigner sa renommée pour la considération posthume de nos congénères.

Par ailleurs, comment ne pas voir dans la chanson «  Ofela  », les remords qui nous ont tous tenaillés, nous exilés congolais de tous acabits, lorsque l’on avait arpenté la passerelle de l’avion qui nous a amenés en Europe. Qui n’a pas éprouvé le sentiment d’abandonner ce pays qui nous a tant et tout donné : l’instruction et l’éducation, mais à qui on risquait de ne rien apporter en retour parce que tout y était gangrené : «  Ofela, je vais en Europe pour m’en sortir/La vie est dure et je vais tenter ma chance ailleurs/Mais ne t’en fais pas je suis un homme, je suis endurci/Je dois quitter le pays pour ne pas être réduit à payer ce que je te dois avec le prix de mes larmes/Voilà pourquoi je m’en vais » (Ofela ngai nakei poto koluka vie/Pasi eleki nakei komeka nzoto/Ko regretter ngai te naza mwana mobali ebembe ebangaka kopola te/Nabangi nafuta nyongo na yo ya l’amour na talo ya mayi na miso na ngai).

Une poésie authentique, inspirée, mystique

Comment finir cet hommage sans relever un trait de la poésie de Lutumba qui ( dans «  Verre cassé  ») mélange avec bonheur la beauté du style et le mystique de l’environnement qui nous entoure et qu’il évoque à travers des phénomènes d’apparente banalité mais à qui ses mots donnent une gravité mystique : « Un petit vent frais et doux vient du fleuve/Je l’implore pour qu’il porte ma prière au ciel/Mais qu’il ne m’apporte surtout pas des mauvaises nouvelles te concernant » (Mopepe ya mwa mpokwa ya ebale ya Zaïre naboyi ememela ngai lolaka ya nsango na yo ya mawa/Mopepe ya mwa mpokwa ya ebale nasengi ememela ngai losambo na ngai epai ya nzambe).

J’ai toujours soutenu que Lutumba Ndomanueno Simaro était le meilleur auteur compositeur de la musique congolaise de tous les temps et le témoignage d’un mélomane congolais de Brazzaville m’a conforté définitivement dans cette opinion : des passages de chansons de Simaro avaient constitué dans les années 70 des sujets de philosophie pour les examens de baccalauréat au Congo-Brazzaville.|Botowamungu Kalome (AEM)